6. Point De Salut

 

Le mardi matin, aux aurores, un haut-parleur se mit à crépiter dans le couloir, devant la chambre de Luce :

— Sword & Crossiens ! Votre attention, s’il vous plaît !

Luce se retourna dans son lit en grommelant. Elle eut beau se cacher la tête sous son oreiller, Randy aboyait au micro :

— Vous avez exactement neuf minutes pour vous rendre au gymnase afin de passer votre examen annuel de capacités physiques. Comme vous le savez, on n’aime pas trop les traînards, alors soyez fin prêts pour votre évaluation corporelle.

Un examen de capacités physiques ? Une évaluation corporelle ? À six heures trente du matin ? Luce regrettait amèrement de s’être couchée si tard... uniquement pour ressasser ses idées noires, dans son lit.

Dès qu’elle avait imaginé Daniel et Gabbe en train de s’embrasser, Luce avait ressenti un malaise, une impression de s’être ridiculisée. Plus question de retourner à la fête, elle n’avait plus qu’à s’arracher du mur et à regagner sa chambre pour méditer sur l’effet que Daniel produisait sur elle, ce qu’elle avait bêtement pris pour une forme de complicité. Elle avait encore dans la bouche le goût amer des relents de la fête. Pour l’heure, la forme physique était la dernière de ses préoccupations.

Elle foula le lino froid de ses pieds nus. En se brossant les dents, elle se demanda ce que pouvait être une « évaluation corporelle » à Sword & Cross.

Des images terribles de ses camarades lui envahirent l’esprit : Molly faisant des pompes d’un air méchant, Gabbe grimpant sans effort vers le ciel le long d’une corde de dix mètres… La seule solution, pour ne pas se ridiculiser une fois de plus, était de chasser Daniel et Gabbe de son esprit.

Elle traversa la partie sud du campus vers le gymnase, une vaste structure gothique, dotée de contreforts et de tourelles en pierre qui lui donnaient plus l’air d’une église que d’un lieu où transpirer sous l’effort. En s’approchant, elle entendit le bruissement de la vigne vierge de la façade dans la brise matinale.

— Penn ! Appela Luce.

Vêtue d’un survêtement, son amie était en train de lacer ses chaussures de sport, sur un banc. Luce baissa les yeux vers son uniforme noir réglementaire.

La panique l’envahit : aurait-elle négligé un article du code vestimentaire ? Certains autres élèves traînaient devant le bâtiment dans une tenue similaire à la sienne.

— Je suis crevée, marmonna Penn, les yeux bouffis. J’ai abusé du karaoké, hier soir. J’essaie de compenser en ayant au moins un look athlétique.

Luce éclata de rire tandis que Penn se battait avec le double nœud de son lacet.

— Qu’est-ce qui t’est arrivé, hier soir, au fait ? s’enquit Penn. Tu n’es jamais revenue à la fête.

— Oh…, bredouilla Luce, pour gagner du temps. J’ai décidé de…

— Aïe ! gémit Penn en se couvrant les oreilles. Le moindre bruit me fait l’effet d’un marteau-piqueur. Tu me raconteras tout ça plus tard, d’accord ?

— D’accord.

Les portes du gymnase s’ouvrirent. Randy apparut, chaussée de sabots en caoutchouc et munie de son inséparable bloc-notes. Elle fit signe aux élèves d’avancer. Puis ils défilèrent un à un pour se voir attribuer une discipline.

— Todd Hammond ! Appela Randy.

Todd s’approcha, les genoux tremblants. Il avait les épaules voûtées et on voyait encore les vestiges d’un bronzage de paysan sur sa nuque.

— Haltères ! ordonna Randy en le poussant à l’intérieur. Pennyweather Van Syckle-Lockwood !

Penn eut un mouvement de recul et se boucha les oreilles.

— Piscine ! décréta Randy.

Elle tendit la main vers un carton posé derrière elle, puis jeta à Penn un maillot de bain une pièce rouge de compétition.

— Lucinda Price ! poursuivit-elle en consultant sa liste.

Luce s’avança.

— Piscine aussi.

Soulagée, elle attrapa au vol le maillot que lui lançait Randy. Il était distendu et fin comme du parchemin, mais, au moins, il sentait le propre. Enfin presque.

— Gabrielle Givens !

Luce fit volte-face : la personne qu’elle détestait le plus au monde se pavanait en short noir avec un petit débardeur assorti. Elle était là depuis trois jours… Comment avait-elle déjà pu mettre le grappin sur Daniel ?

— Salut, Randy ! dit Gabbe avec un accent traînant qui donna à Luce l’envie de se boucher les oreilles, comme Penn.

Tout sauf la piscine, pria Luce. Tout sauf la piscine…

— Piscine ! annonça Randy.

Elle se dirigea vers le vestiaire des filles, en compagnie de Penn, tout en s’efforçant de ne pas regarder Gabbe. Autour de son index manucure avec soin, celle-ci faisait tournoyer ce qui semblait être l’unique maillot de bain portable du lot. Luce se concentra sur les murs de pierre grise ornés de bondieuseries : crucifix en bois sculpté, bas-reliefs représentant la passion du Christ. Une série de triptyques délavés étaient suspendus à hauteur d’œil. Seules les auréoles des personnages luisaient encore. Luce se pencha pour examiner un grand parchemin en latin exposé dans une vitrine.

— Sympa, la déco, non ? commenta Penn en avalant deux cachets d’aspirine avec une gorgée d’eau après avoir sorti une bouteille qu’elle avait dans son sac.

— C’est quoi, tous ces trucs ? s’enquit Luce.

— Oh, c’est une vieille histoire. Les vestiges du temps où on célébrait la messe du dimanche ici, à l’époque de la guerre de Sécession.

— Ça explique pourquoi on se croirait dans une église, commenta Luce en s’arrêtant devant une reproduction en marbre de la Pietà de Michel-Ange.

— Comme toujours, la rénovation est complètement à côté de la plaque. Quelle idée d’installer une piscine au beau milieu d’une église !

— Tu plaisantes, dit Luce.

— Hélas non ! répondit Penn en levant les yeux au ciel. Chaque été, le directeur se met en tête de me faire redécorer les lieux. Il refuse de l’admettre, mais toutes ces bondieuseries le font flipper. Le problème, c’est que, même si j’en avais envie, je ne saurais pas quoi faire de ce bazar, ni comment déblayer tout ça sans manquer de respect aux croyants et à Dieu.

Luce songea aux murs blancs immaculés du gymnase de Dover, avec ses alignements de photos des championnats sportifs, glissées sous le même passe-partout bleu marine, dans des cadres dorés assortis. Là-bas, le seul lieu un peu sacré était l’entrée où étaient exposés les portraits des anciens élèves devenus sénateurs, lauréats du prix Guggenheim ou milliardaires ordinaires.

— Tu pourrais accrocher les photos d’identité des élève suggéra Gabbe, derrière elles.

Luce s’esclaffa. C’était trop drôle… et bizarre, aussi, comme si Gabbe avait lu dans ses pensées. Elle se rappela sa voix, la veille, lorsqu’elle disait à Daniel qu’elle était tout ce qu’il avait. Luce rejeta vite l’idée de la moindre relation avec cette fille.

— Vous traînez ! lança une prof de gym inconnue, surgie de nulle part.

Elle – du moins Luce pensait-elle que c’était une femme – avait une tignasse châtaine frisée, nouée en queue-de-cheval, des cuisses épaisses comme des jambons et un appareil jaunissant qui se voulait « invisible » sur les dents du haut. Furieuse, elle fit entrer les filles au vestiaire. Chacune reçut un cadenas et une clé, avant d’être poussée vers un casier vide.

— Avec moi, on ne traîne pas !

Luce et Penn enfilèrent leurs maillots de bain détendus et délavés. En voyant son reflet dans le miroir, Luce frémit et se couvrit de son mieux de sa serviette.

Une fois dans la salle humide, Luce comprit ce que Penn avait voulu dire. Le bassin lui-même était une immense piscine olympique, l’équipement le plus moderne qu’elle ait vu sur le campus. Mais ce n’était pas sa qualité la plus remarquable : elle était située au beau milieu d’une église.

Sous le haut plafond voûté, il y avait une rangée de jolis vitraux dont seuls quelques panneaux étaient brisés. Un mur était jalonné de niches éclairées de cierges. Si Luce n’avait pas reçu une éducation agnostique, si elle avait grandi dans une famille croyante et pratiquante, comme tous ses anciens camarades de classe, elle aurait trouvé ce lieu blasphématoire.

Certains élèves étaient déjà dans l’eau, à enchaîner les longueurs, mais elle remarqua surtout ceux qui se trouvaient au bord de la piscine. Sur un banc, le long du mur, Molly, Roland et Arriane étaient morts de rire. Roland était pratiquement plié en deux et Arriane essuyait ses larmes. Ils portaient des maillots de bain bien plus beaux que celui de Luce. Pourtant, aucun ne semblait disposé à faire un pas vers le bassin.

Luce tira sur son vieux maillot une-pièce. Elle avait envie de rejoindre Arriane, mais tandis qu’elle pesait le pour et le contre (son intégration potentielle au sein de l’élite contre une engueulade de la professeur de gym pour refus de faire du sport), Gabbe se dirigea vers le petit groupe. À la voir, on aurait juré qu’elle était déjà leur meilleure amie à tous. Elle s’assit à côté d’Arriane et s’esclaffa à quelque vanne.

— Ils ont toujours des dispenses, expliqua Penn en foudroyant le petit groupe des yeux. Je me demande comment ils font pour s’en tirer à bon compte.

Au bord du bassin, Luce hésita, incapable de se concentrer sur les instructions de la prof. En voyant Gabbe et les autres se la jouer cool sur le banc, elle regretta l’absence de Cam. Elle l’imaginait superbe, dans un élégant maillot de bain noir, faisant signe aux autres avec un large sourire qui lui donnerait aussi l’impression d’être la bienvenue, voire d’avoir de l’importance.

Luce tenait à s’excuser d’avoir disparu de sa soirée, la veille. En même temps, ils ne sortaient pas ensemble. Elle n’avait pas à se justifier de ses actes.

Cependant, il lui fallait reconnaître que l’attention qu’il lui accordait lui plaisait, elle aimait son parfum de liberté, comme lorsqu’on roule la vitre baissée, la nuit. Elle aimait sa façon d’être focalisé sur elle, lorsqu’elle parlait. Elle avait alors l’impression qu’il ne voyait et n’entendait qu’elle. Elle avait même aimé qu’il la soulève de terre, à la fête, sous les yeux de Daniel. Mieux valait ne rien faire qui puisse inciter Cam à changer d’attitude envers elle.

Au coup de sifflet, Luce se redressa, étonnée, puis elle baissa les yeux avec regret tandis que Penn et les autres plongeaient. Elle regarda la professeur de gym pour savoir ce qu’elle devait faire.

— Tu dois être Lucinda Price, celle qui est toujours en retard et qui n’écoute jamais ? soupira l’enseignante. Randy m’a parlé de toi. C’est huit longueurs. Nage libre.

Luce acquiesça, les orteils crispés sur le bord du bassin. Avant, elle adorait nager. Quand son père lui avait appris, à la piscine communale de Thunderbolt, elle avait même reçu la médaille de la plus jeune apprentie nageuse à oser braver le grand bain sans bouée. Mais c’était loin. Luce ne savait même plus quand elle avait nagé pour la dernière fois. La piscine extérieure chauffée de Dover était toujours scintillante, attirante, mais elle était réservée aux membres de l’équipe de natation.

La professeur de gym se racla la gorge.

— Tu n’as peut-être pas saisi que c’était une course... Et tu es en train de perdre.

C’était la « course » la plus pathétique et la plus ridicule que Luce ait jamais vue, mais elle fit ressurgir son esprit de compétition.

— Tu es toujours en train de perdre, insista la prof en mâchonnant son sifflet.

— Pas pour longtemps, répondit Luce.

Elle observa ses concurrents. À sa gauche, un garçon crachotait en nageant un crawl maladroit. À sa droite, Penn, nez pincé, avançait tranquillement, le ventre posé sur une planche en polystyrène rose. Pendant une fraction de seconde, Luce regarda les spectateurs assis sur les gradins, Molly et Roland étaient attentifs, Arriane et Gabbe étaient avachies l’une sur l’autre, à glousser de façon agaçante.

Mais Luce se moquait de ce qui pouvait les amuser à ce point. Enfin, presque. Elle s’élança.

Les bras tendus au-dessus de la tête, Luce plongea, se cambrant en pénétrant l’eau froide. Peu de gens nageaient vraiment bien, lui avait expliqué son père, quand elle avait huit ans, à la piscine. Mais quand on maîtrisait le papillon, il n’existait pas de moyen plus rapide de se déplacer.

Mue par l’adrénaline, Luce hissa le torse hors de l’eau. Les automatismes lui revinrent et elle se mit à agiter les bras comme des ailes. Cela faisait bien longtemps qu’elle n’avait pas fourni un tel effort. Très motivée, elle dépassa les autres nageurs et prit une avance confortable.

Elle terminait sa huitième longueur quand, en sortant la tête de l’eau, elle entendit la voix traînante de Gabbe prononcer : Daniel.

Luce perdit tout son élan et s’éteignit comme une chandelle que l’on souffle. Elle posa les pieds au fond du bassin et attendit, curieuse de savoir ce que Gabbe avait à ajouter. Hélas, elle ne perçut que des clapotis et, un instant plus tard, un coup de sifflet.

— Le gagnant est... Joël Bland ! annonça l’enseignante avec stupeur.

Le petit gringalet portant un appareil dentaire qui nageait dans le couloir voisin de celui de Luce surgit. Il leva les bras en signe de victoire avec une telle conviction qu’il parut soulever la toiture.

Dans le couloir suivant, Penn s’arrêta à son tour.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-elle à Luce. Tu étais en train de le massacrer.

Luce haussa les épaules. Gabbe. Voilà ce qui était arrivé. Mais lorsqu’elle regarda en direction du banc, Gabbe avait disparu, ainsi qu’Arriane et Molly. Seul demeurait Roland, plongé dans un livre.

Après cette poussée d’adrénaline, Luce était désormais si abattue que Penn dut l’aider à sortir de l’eau.

Luce vit Roland se lever du banc.

— Tu étais plutôt bonne, dit-il en lui lançant une serviette et sa clé de vestiaire, qu’elle avait perdue de vue pendant un moment.

Luce rattrapa la clé au vol et s’enveloppa dans la serviette. Mais avant qu’elle puisse tenir des propos normaux comme : « Merci pour la serviette » ou « Je dois être en petite forme », son côté bizarre l’incita à bredouiller :

— Daniel et Gabbe sortent ensemble ou quoi ?

Grossière erreur. Énorme bourde. Elle comprit au regard de Roland que sa question s’adressait en réalité Daniel.

— Ah, je vois ! répondit Roland en riant. Eh bien, je ne peux vraiment pas…

Il baissa les yeux vers elle et se gratta le nez avec un regard plein de compassion. Puis il désigna la porte ouverte de la salle. Luce vit alors passer la silhouette élancée de Daniel.

— Et si tu lui posais la question directement ?

 

Les cheveux dégoulinants et les pieds nus, Luce se retrouva devant l’entrée d’une vaste salle de musculation. Au départ, elle comptait se diriger droit vers son vestiaire pour se sécher et s’habiller. Pourquoi Gabbe la tourmentait-elle autant ? Daniel avait le droit de sortir avec qui il voulait, non ? Gabbe aimait peut-être se faire jeter par les mecs.

C’était le genre de mésaventure qui n’arrivait pas à cette fille...

Le corps de Luce reprit le dessus sur son esprit dès qu’elle aperçut Daniel. Le dos tourné, il était en train de choisir une corde à sauter dans un tas enchevêtré posé dans un coin. Il en sélectionna une fine, aux poignées en bois, puis gagna le centre de la salle. Sa peau dorée avait un tel éclat qu’elle était presque luisante. À chacun de ses mouvements, qu’il étire son long cou ou qu’il se pencha pour gratter un genou sculptural, Luce tombait complètement sous le charme. Appuyée contre le chambranle, elle ne se rendait même pas compte qu’elle claquait des dents et que sa serviette était trempée.

Quand il plaça la corde à ses chevilles, juste avant de commencer à sauter, Luce fut frappée d’une impression de déjà-vu. Elle n’avait pas exactement le sentiment d’avoir vu Daniel sauter à la corde, mais sa posture lui était particulièrement familière : jambes écartées dans le prolongement du bassin, genoux fléchis, épaules baissées, tandis qu’il inspirait profondément. Luce aurait pu le dessiner de mémoire.

Ce n’est que lorsque Daniel se mit à faire tourner la corde que Luce sortit de sa transe... pour plonger dans une autre. Elle n’avait jamais vu quelqu’un se mouvoir ainsi. Daniel semblait voler. La corde tourna autour de son corps élancé si vite qu’elle n’était plus visible. Et ses longs pieds gracieux touchaient à peine le sol. Il était tellement rapide qu’il ne comptait sans doute pas les sauts.

Un grognement puissant, suivi d’un bruit sourd, à l’extrémité de la salle, détournèrent l’attention de Luce. Todd venait de s’écrouler au pied d’une corde à nœuds. Le pauvre ! Il lui faisait de la peine, à examiner ses mains pleines d’ampoules. Avant qu’elle puisse regarder si Daniel avait remarqué quoi que ce soit, un vent froid et noir balaya sa peau. Elle frémit. L’ombre fondit sur elle, doucement d’abord, glaciale, ténébreuse, infinie, et s’abattit ensuite brutalement sur la jeune fille pour la projeter en arrière. La porte de la salle de musculation lui claqua au visage, et Luce se retrouva seule dans le couloir.

— Aïe ! s’exclama-t-elle, non parce qu’elle souffrait, mais parce que c’était la première fois que les ombres la touchaient.

Elle observa ses bras nus. On aurait dit que deux mains venaient de l’agripper pour la jeter hors de la salle de gym.

Or c’était impossible. Elle se trouvait juste dans un endroit bizarre. Un courant d’air avait dû traverser le gymnase. Mal à l’aise, elle s’approcha de la porte close et posa le visage contre le petit panneau vitré.

Daniel scrutait les alentours, comme s’il avait entendu un bruit. Il ignorait que c’était elle, c’était certain, puisqu’il ne faisait pas la tête.

Elle pensa à la suggestion de Roland. Devait-elle poser franchement la question à Daniel ? Elle chassa vite cette idée de son esprit. Elle n’osait rien demander à Daniel de peur de voir revenir cette expression renfrognée.

D’ailleurs, à quoi bon s’interroger ? La veille, elle avait déjà entendu l’essentiel. Il fallait être maso pour lui demander d’admettre qu’il était avec Gabbe. Luce allait regagner les vestiaires quand elle se rendit compte qu’elle ne pouvait pas partir.

Sa clé.

Elle avait dû lui glisser des mains quand elle avait été projetée hors de la salle.

Elle se hissa sur la pointe des pieds pour jeter un œil derrière le panneau vitré de la porte. Elle décela une petite tache bronze sur le tapis de sol bleu. Comment cette clé se retrouvait-elle à cet endroit de la salle, si proche de Daniel ? Luce soupira et rouvrit la porte Quitte à y aller, autant en finir au plus vite.

En tendant la main vers sa clé, elle décocha un regard furtif à Daniel. Il ralentissait le rythme, mais ses pieds touchaient à peine le sol. Soudain, dans un dernier rebond il s’arrêta et se tourna vers elle.

L’espace d’un instant, il ne dit rien. Luce s’empourpra. Si seulement elle ne portait pas cet affreux maillot de bain…

— Salut, balbutia-t-elle.

— Salut, répondit-il d’un ton plus posé. Désignant son maillot de bain, il ajouta : Tu as gagné ?

Luce émit un petit rire triste et résigné.

— Pas vraiment, non, répondit-elle en secouant la tête.

— Pourtant tu as toujours été…, ajouta Daniel, les lèvres pincées.

— J’ai toujours été quoi ?

— Enfin, tu m’as l’air d’une bonne nageuse, c’est tout, reprit-il faussement désinvolte.

Elle fit un pas vers lui. Quelques dizaines de centimètres les séparaient. Les cheveux de Luce dégouttaient sur le tapis de sol.

— Tu allais dire autre chose, insista-t-elle. Que j’avais toujours été…

Daniel s’affaira à enrouler la corde à sauter autour de son poignet.

— Il n’était pas question de toi... en particulier. Je parlais en général. Ici, on laisse toujours les nouveaux remporter la première course. C’est une sorte de tradition, chez les anciens.

— Mais Gabbe n’a pas gagné non plus, répondit Luce en croisant les bras. Et elle est nouvelle. Elle n’a même pas nagé !

— Elle n’est pas vraiment nouvelle. Elle est de retour après une… absence.

Daniel haussa les épaules sans rien trahir de ses sentiments pour Gabbe. Ses efforts manifestes pour sembler détaché ne firent qu’attiser la jalousie de Luce. Il finit d’enrouler sa corde à sauter avec agilité. Luce se sentait si maladroite, si seule. Elle avait froid et avait l’impression d’être rejetée partout et par tous... Ses lèvres se mirent à trembler.

— Oh, Lucinda…, murmura-t-il avec un long soupir.

En l’entendant prononcer son nom, elle sentit son corps se réchauffer. Sa voix était si intime, si familière.

Elle aurait aimé qu’il répète son prénom, mais il s’était déjà détourné pour accrocher la corde à sauter sur une patère.

— Je dois me changer avant d’aller en cours.

— Attends, dit-elle en posant une main sur son bras.

Il se dégagea comme s’il avait reçu un choc. Luce le ressentit à son tour, mais c’était un choc bienfaisant.

— Tu n’as jamais eu l’impression...

Elle leva les yeux vers lui. De près, elle constata combien ceux de Daniel étaient particuliers. De loin, ils semblaient gris, mais, de près, ils étaient tachetés de violet. Elle connaissait quelqu’un qui avait les mêmes…

— Je suis sûre qu’on s’est déjà rencontrés, reprit-elle. Je suis dingue ou quoi ?

— Dingue ? N’est-ce pas la raison de ta présence ici ? rétorqua-t-il d’un air hostile.

— Je parle sérieusement.

— Moi aussi, reprit-il, affichant une expression plus neutre. Je te rappelle que les caméras surveillent les harceleurs, ajouta-t-il en désignant le plafond.

— Je ne te harcèle pas, répondit-elle, soudain crispée, consciente de la distance qui les séparait. Franchement, ne me dis pas que tu ne comprends pas...

Daniel haussa les épaules.

— C’est impossible ! insista Luce. Regarde-moi dans les yeux et dis-moi que je me trompe, que je ne t’avais jamais rencontré avant cette semaine.

En voyant Daniel faire un pas vers elle, elle sentit son cœur s’emballer. Il posa les mains sur ses épaules. Ses pouces se nichèrent dans le creux de ses clavicules. Elle eut envie de fermer les yeux pour mieux savourer la chaleur de ce contact, mais elle se retint. Daniel pencha la tête et son nez frôla le sien. Elle sentit son souffle sur son visage, une touche de douceur sur sa peau.

Il fit ce qu’elle lui demandait : il la regarda dans les yeux et déclara, très lentement, très clairement, pour qu’il n’y ait pas de méprise possible :

— Avant cette semaine, tu ne m’avais jamais rencontré.